En septembre dernier, pour des raisons complètement différentes de ce qui m'amène à écrire aujourd'hui, j'ai décidé de pratiquer les arts martiaux. Il se trouve que celui qui m'attirait le plus, en totale méconnaissance de cause, était l'aïkido. Les raisons de cette attirance étaient multiples mais toutes assez futiles finalement : la représentation de cet art martial dans la fiction me plaisait (des séries comme "The Walking Dead" et "The Man in the High Castle" font apparaître des pratiquants de cet art, de manière plus ou moins authentique), et, pour être tout à fait franc, je trouvais la tenue des aïkidokas (le hakama, sorte de jupe culotte de couleur foncée) ... hyper classe. C'était également pour moi ce qui se rapprochait le plus, selon moi, de l'art guerrier des samuraïs (ce qui ne se révéla pas tout à fait faux). Enfin, étant assez renseigné sur les hypothèses d'un effondrement possible et pas si lointain de notre civilisation, je cherchais à apprendre un moyen de défendre ma famille grâce à la pratique d'un art guerrier. Bref, comme je vous le disais, rien de très profond et spirituel dans mon choix au premier abord.
Mais, rapidement, la manière d'enseigner de mon professeur résonnait en moi, de façon assez inattendue pour quelqu'un qui, comme moi, met la science en avant dans sa philosophie de vie (notamment la science comportementale contextuelle). Assez vite au cours de cette première année, j'ai compris que mon professeur, au-delà de la technique purement martiale de l'aïkido, mettait un point d'honneur à transmettre la philosophie de cet art martial et que cela correspondait assez précisément au modèle de l'ACT (Acceptance and Commitment Therapy = Thérapie de l'Acceptation et de l'Engagement) et à sa théorie sous-jacente, la RFT (Relational Frame Theory = Théorie des Cadres Relationnels). Aujourd'hui, je vous propose donc, au travers de cet article, d'appréhender comment un modèle de psychothérapie contemporain se trouve être, finalement, assez proche d'une certaine philosophie orientale, et quels avantages communs présentent ces deux pratiques. Commençons par définir rapidement en quoi consiste l'aïkido.
La voie de l'harmonie
- Aï = harmonie
- Ki = énergie
- Do = voie/chemin
L'aïkido est art martial relativement récent. Son fondateur, Morihei Ueshiba, établit et peaufina son art entre les années 1920 et les années 1960. Ayant participé à plusieurs guerres dans le camp du Japon, il prit dans la deuxième partie de sa vie la voie de la non-violence et créa l'aïkido, dont l'objectif est avant tout de réduire à néant la violence de l'adversaire. Au point que la notion même d'adversaire n'existe pas réellement en aïkido, car son objectif est de viser l'unité et l'harmonie avec l'autre en anéantissant toute violence. S'il est vrai que son fondateur était un adepte du shintoïsme, la religion ne fait pas partie de la pratique, contrairement à la spiritualité.
En effet, un aïkidoka qui ne pratiquerait que "techniquement" et "physiquement" aurait peu de chances de progresser réellement en aïkido : en aïkido, la pratique physique et martiale est avant tout un moyen de purifier son corps et son esprit. Holà, pas très scientifique tout ça, me direz-vous ! En réalité, le premier point commun entre l'aïkido et la science comportementale est que les deux pratiques sont fondées sur une philosophie moniste (non-dualiste). La différence entre les deux est que si la science comportementale est moniste matérialiste, l'aïkido est plutôt moniste idéaliste : il n'y a pas vraiment de frontière réelle entre le corps et la conscience en aïkido, mais la conscience est la seule chose qui existe, une conscience transcendantale et universelle. Nous allons voir cependant que ce dernier point essentiel et fondateur de l'aïkido n'est pas si incompatible qu'il ne le paraît de prime abord avec la psychologie contextuelle. En effet, il a été prouvé que "conscience" et "spiritualité" sont des répertoires comportementaux, soumis aux lois monistes matérialistes de la science comportementale contextuelle, car ce sont deux phénomènes fortement liés à l'existence du langage, un type de comportement dont nous connaissons bien maintenant les ressorts. Une fois acceptées ces considérations épistémologiques, nous pouvons entrer désormais dans le vif du sujet qui nous intéresse ici : le parallélisme étroit qui existe entre l'ACT et l'aïkido.
ACT et aïkido
Les valeurs
En ACT, l'un des six principes du modèle repose sur l'existence et la reconnaissance pour le sujet de ses valeurs, qui peuvent être assimilées à des énoncés verbaux donnant de grandes directions à la vie de la personne : être un bon père, vivre librement, aimer intensément, etc. Les valeurs ne sont pas des objectifs de vie à proprement parler, elles sont constituées de propositions recouvrant un grand nombre de comportements : il existe de nombreux comportements pouvant entrer sous la catégorie "être un bon père" ou "être libre". Ces valeurs sont formulées de manière à être assez précises pour diriger des comportements et suffisamment larges pour ne pas s'y retrouver enfermé de manière rigide.
De la même façon, en aïkido, la pratique n'a pas d'objectifs intrinsèques, chaque pratiquant se fixe ses propres objectifs (c'est le Do, la voie). Ainsi, la compétition n'existe pas en aïkido, et les grades n'existent que pour marquer la progression du pratiquant sur sa propre voie. La comparaison entre les pratiquants est non pertinente en aïkido, comme il n'existe pas de valeur intrinsèquement et objectivement "bonne" en ACT.
Les actions engagées
Les actions engagées sont des comportements concrets, atteignables et réalisables, permettant au sujet de se diriger petit à petit, pas après pas, dans la direction de ses valeurs, définies précédemment. Il s'agit d'actes de la vie quotidienne, pas forcément de grandes choses, avec peu ou pas du tout de reconnaissance sociale. L'objectif des actions engagées est de s'approcher concrètement de ses valeurs et d'en ressentir de la satisfaction. En aïkido, la pratique régulière (à mains nues ou avec un sabre par exemple), est un moyen physique et concret de se diriger vers son Do. Le simple fait d'aller à l'entraînement, jour après jour, semaine après semaine, est un acte d'engagement envers le Do, quel qu'il soit.
Le moment présent
En ACT, le sujet et le thérapeute focalisent leur attention autant que possible sur les sensations du corps et peuvent pratiquer la pleine conscience, c'est-à-dire la capacité comportementale à ancrer son propre corps dans les sensations du présent, sans penser au futur ni au passé. En effet, cette double capacité (projection mentale dans le futur et réminiscence du passé) est le résultat d'un processus évolutif ayant abouti chez l'humain au langage symbolique. Ce qui nous permet à la fois de résoudre des problèmes et de nous en créer de nouveaux. En recentrant notre attention sur le moment présent (par exemple par la pratique de la méditation de pleine conscience), nous pouvons apprendre à ancrer notre attention dans le présent et diminuer l'impact de nos pensées.
En aïkido, la pratique physique de l'art guerrier et de la méditation sont à la fois les conditions nécessaires et les résultats de la pleine conscience. Un bon aïkidoka doit concentrer toute son attention sur le moment présent et sur ses sensations pour dévier une éventuelle attaque mortelle. Mais c'est également grâce à cette pratique martiale que la pleine conscience se renforce et s'étend à tous les aspects de la vie. Cette capacité est également renforcée par la pratique du principe suivant :
La défusion
La défusion, en ACT, regroupe toutes les stratégies visant à diminuer l'impact du langage sur nos actions en changeant notre relation à nos pensées. Concrètement cela consiste à adopter une perspective différente vis à vis de nos pensées en transformant légèrement leur forme afin que l'effet de leur contenu change. Une stratégie assez commune consiste à "chanter ses pensées": chanter "je suis en train de mourir" sur l'air d'une chanson appréciée, par exemple, change l'impact de la pensée morbide sur son comportement (l'effet recherché est la diminution de l'échappement à ses propres pensées).
L'aïkido étant un art martial, la pensée de sa propre mort (ou, tout au moins, de la douleur intense en cas de coup de sabre mal placé) est une pensée récurrente qui peut occasionner des réponses de peur et d'évitement. La pratique régulière de l'aïkido permet petit à petit de changer son rapport à l'idée se propre mort prochaine, sans pour autant l'éviter. La fonction de l'idée de mort change : au lieu de provoquer des réponses d'évitement, elle continue d'exister mais évoque des comportements désirés, les compétences martiales.
L'acceptation
Conjointement aux autres principes de l'ACT, l'acceptation est la capacité à accepter l'existence de pensées et d'émotions désagréables que l'on cherche habituellement à éviter. L'acceptation regroupe des stratégies consistant à développer la curiosité pour les émotions et pensées désagréables, au lieu d'une défiance vis à vis d'elles. La compassion pour soi-même et la diminution de la culpabilité sont les objectifs de l'acceptation. Globalement, nous pouvons résumer cette capacité au "lâcher prise". Et si je vous disais que vos pires angoisses vont se réaliser quoi que vous fassiez ? Et si je vous disais que vos pires défauts ne disparaîtront jamais ? Alors le temps que vous passeriez à vous battre contre ces pensées ne serait que perdu. Du temps (et de l'énergie) que vous pourriez consacrer à vos actions engagées.
En aïkido, c'est seulement lorsque l'on accepte que l'on va mourir quoi qu'il arrive que l'on peut pratiquer libéré de toute contrainte, et que l'énergie peut être consacrée à des choses que l'on peut contrôler à dessein. C'est en embrassant l'idée de la mort que l'esprit se libère, notamment du soi, de la conscience individuelle, et que l'homme ne fait qu'un avec l'univers. Ce qui peut être représenté par le sixième et dernier principe de l’ACT :
Le soi comme contexte
En tant que débutant en aïkido et en ACT, ce dernier principe est selon moi celui qui présente le plus de convergence entre les deux pratiques. Le soi comme contexte consiste en ACT à considérer le soi comme l'observateur du lieu où se passent les comportements (le contexte des pensées commençant par "je"). Il s'agit de la perspective constante et immuable qui témoigne des pensées, des émotions. Ce soi-comme-contexte est la plupart du temps en concurrence avec le soi-comme-contenu, qui consiste à associer sa conscience avec le contenu de ses pensées. Cette dimension de l'ACT est celle qui est le plus associée avec la spiritualité. La RFT postule que la conscience de soi est avant tout un répertoire de comportements verbaux complexes évoqués par des indices contextuels que sont les pronoms personnels (« je » et « tu »), les indices temporels (maintenant vs. Un autre moment) et enfin, les indices de lieu (ici/là-bas). Être soi, c’est être « je-ici-maintenant ». Changer de perspective, c’est avant tout changer de comportement verbal vis à vis de soi-même (notamment en termes techniques, les comportements contenus dans les cadres déictiques).
En aïkido, la transcendance de la mort et le soi-comme-contexte (changement de perspective) s'acquièrent en tuant son soi-comme-contenu, son ego, par le principe de misogi (= purification): misogi consiste à purifier son corps de toutes pensées, émotions, croyances afin d'atteindre le "noyau dur" de son "soi". Le travail de l'aïkido consiste alors lentement et progressivement à abandonner les comportements verbaux qui nous définissent en tant que personne unique et séparée du reste du monde vivant, et à adopter progressivement une perspective transcendantale. Encore une fois, l'influence shintoïste du fondateur de l'aïkido se traduit par le monisme de cette pratique : il n'y a pas "intérieur" et "extérieur", il n'y pas "adversaire" et "allié" (aite en aïkido, celui qui subit la technique, n'est pas un adversaire, mais un partenaire dans le travail sur soi et son propre rapport à la mort). Nous retrouvons cette absence de dichotomie dans la pratique de l’ACT en psychothérapie : le thérapeute et le sujet travaillent tous les deux dans la pleine conscience, dans l’acceptation, la défusion, etc.
Conclusion: Omote/Ura et sensibilité aux contingences
Omote et Ura sont, pour chaque technique de l’aïkido, deux façons de l’exécuter. Pour simplifier à l’extrême, on pourrait dire que omote correspond à l’application de la technique la plus risquée car on entre dans la zone d’action de l’adversaire, tandis qu’avec ura, on absorbe l’attaque de l’adversaire. Ceci est une simplification grossière de ces concepts mais l’argument ici est que l’on ne peut pas décider d’appliquer omote ou ura à l’avance. Tout dépend de l’attaque de l’adversaire, de notre propre position, etc. En bref, le choix dépend d’un ensemble de paramètres dont le pratiquant doit être conscient au moment présent.
De manière même plus globale, il n’existe pas en aïkido des techniques particulières qui s’appliquent à des situations-type. Cela rejoint tout à fait l’un des principes scientifiques de l’ACT : nous essayons de promouvoir chez les individus une sensibilité aux contingences plutôt qu’un contrôle du comportement par des règles rigides. En effet, il a été prouvé scientifiquement que les personnes qui se comportent selon des règles précises sont moins sensibles aux changements de l’environnement dans le moment présent. Les problèmes psychologiques seraient principalement dus à ce phénomène, et tout l’objectif de la psychothérapie dans ce sens est d’induire chez le sujet une motivation à s’engager dans des comportements nouveaux, à changer les habitudes, afin de contredire ces règles, ou de les bousculer. A l’instar de la psychothérapie en ACT, la pratique de l’aïkido promeut une certaine variabilité comportementale, car l’aïkidoka doit être sensible aux changements de l’environnement (type d’attaque, nombres d’adversaires, position de l’attaquant, sa propre position, etc.) afin de s’adapter et de répondre de manière efficace au niveau martial. Il pourrait ainsi être intéressant d’étudier comment la pratique de l’aïkido pourrait promouvoir une certaine flexibilité psychologique chez ses pratiquants !
Références
- Harris, R. (2011). The Happiness Trap. ReadHowYouWant.com, Limited.
- Hayes, S. C., Brownstein, A. J., Zettle, R. D., Rosenfarb, I., & Korn, Z. (1986). RULE-GOVERNED BEHAVIOR AND SENSITIVITY TO CHANGING CONSEQUENCES OF RESPONDING. Journal of the Experimental Analysis of Behavior, 45(3), 237‑256.
- Hayes, S. C., Strosahl, K. D.,& Wilson, K. G. (2011). Acceptance and Commitment Therapy, Second Edition: The Process and Practice of Mindful Change. Guilford Publications.
- Roche, S. C. H. D. B. H. B., Hayes, S. C., Barnes-Holmes, D., &Roche, B. (2001). Relational Frame Theory: A Post-Skinnerian Account of Human Language and Cognition. Springer US.
- Ueshiba, M., Stevens, J., &Champclaux, C. (2000). L’art de la paix: Enseignements du fondateur de l’aïkido: regroupés par John Stevens: traduits de l’américain par Christophe Champclaux. G. Trédaniel.